Allégorie

Audrey avait quitté l’entreprise il y a quelques années, lasse de la pression qu’elle y subissait. En plus du travail de bureau habituel, le patron avait pris l’habitude d’imposer à ses employées de mettre la main à la pâte dans le service clé de la boite : la production. Audrey avait courbé l’échine, un temps, mais bien moins que ses collègues, puis elle avait fini par partir en les regardant accepter, malgré elles, de travailler toujours plus longtemps pour le même salaire. Son esprit curieux et indépendant avait sauvé Audrey et, maintenant, elle n’avait plus les regrets qu’elle avait éprouvés alors, de ne pas avoir su aider les autres. Elle avait essayé, mais si ses collègues avaient reconnu être exploitées, elles avaient refusé d’en tirer les conclusions qui s’imposaient, puis avaient commencé à lui reprocher de ne pas les aider à produire encore plus. C’est à ce moment-là qu’Audrey avait compris qu’il fallait qu’elle sorte de là, et vite.

Elle ne savait pas pourquoi ni comment elle était revenue à cet endroit. Devant la porte de derrière, celle par laquelle elle et ses collègues avaient l’habitude d’entrer, elle n’eut pas vraiment le temps de se poser la question. Il faisait sombre, la nuit était tombée depuis bien longtemps, pourtant Aurore, Sandra et Maud, ses trois anciennes collègues d’infortune étaient encore là, dans l’embrasure de la petite porte, fumant leur cigarette à la hâte. Elles regardèrent dans sa direction avec un dédain teinté d’agressivité, puis écrasèrent leur mégot rageusement dans le cendrier avant de rentrer précipitamment. Encouragée par une irrésistible curiosité, Audrey les suivit à distance dans l’entrepôt de stockage où rien n’avait changé. La pendule au-dessus de la porte du fond, qui menait à la zone de production, indiquait l’heure exacte. 23 h 56.

Audrey pouvait entendre le bruit régulier des machines de plus en plus distinctement tandis qu’elle s’approchait lentement de la porte et, quand elle en saisit la poignée, elle la sentit vibrer au même rythme dans le creux de sa main. La porte s’ouvrit sur la salle familière remplie des bécanes hors d’âge et le bruit devint assourdissant ; chaque martèlement venait affecter les pulsations du propre cœur d’Audrey, lui dictant impérieusement de se caler sur ce rythme régulier. Chacune penchée sur plusieurs machines à la fois, les filles ne lui prêtèrent aucune attention, tout entières tournées vers leur objectif irréalisable : produire au plus vite, malgré le manque de personnel et d’engins modernes. Audrey, pour bien les connaître, savait qu’elles ne risqueraient jamais de venir lui dire de partir, par peur de freiner la production et de mécontenter Nicolas, le patron de la petite entreprise qu’il avait hérité de son père, avec lequel elles avaient tissé les mêmes liens que ceux qui unissent un enfant en manque d’affection et son papa narcissique.

Elle resta là un moment, contemplant le sort auquel elle avait échappé, et commença à s’habituer au bruit des machines ; suffisamment pour que son oreille repère un autre son, ténu et différent, quoique rythmique lui aussi. Audrey laissa cette musique la guider et traversa la grande salle en enjambant les rebuts de production qui jonchaient le sol. Elle ouvrit la porte qui donnait sur un couloir sombre et la referma rapidement par peur de se faire repérer, bien que certaine que personne — pas même la femme de ménage — n’eut pu se trouver dans les locaux à cette heure tardive. Le bruit qui l’avait intriguée se fit plus distinct. Toujours guidée par lui, elle ouvrit une autre porte sans oser la franchir cette fois, surprise d’apercevoir, au bout de ce deuxième couloir plongé dans la pénombre, émanant du bureau de Nicolas, une vive lueur de lumière colorée qui dansait contre les murs.

Audrey mit quelques secondes à réaliser ce qui se jouait sous ses yeux, tant pareil spectacle lui paraissait rocambolesque. De là où elle était, elle pouvait voir, exposé par l’embrasure de la porte, le bas du torse et les jambes de son ancien patron entièrement nu, avachi dans un divan et caressant son sexe dressé, devant ce qui, vu la bande-son, était probablement un film pornographique. Elle referma la porte du couloir et rebroussa chemin, confortée — s’il en était besoin — dans sa décision d’avoir quitté une pareille entreprise.

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